– Gilbert CROCHET, l’abominable pervers de Limons

Par Patrick Darbeau le 28 février 2020

Avertissement : Le caractère difficile du sujet même de l’article qui traite d’agressions sexuelles et de viol sur mineurs mérite que le public soit averti : la description des faits et des témoignages est susceptible d’heurter la sensibilité des lecteurs. Le récit est authentique et étayé par des documents d’archives.

Nous sommes dans le Puy-de-Dôme en mai 1882. Quel est l’habitant de Maringues et de sa région qui n’a entendu raconter cette sordide affaire de mœurs ? Elle est dans toutes les têtes. Le drame a si fortement saisi l’imagination populaire, à l’époque où la précocité dans le vice et le crime est encore une exception, que le nom de Gilbert Crochet est resté longtemps dans la mémoire des paysans de Limagne.

Depuis, le temps s’est écoulé ; les générations initiées ont été remplacées par d’autres qui ne le sont pas. Combien, en effet, parmi ceux qui me font l’honneur de me lire, sont au courant de l’ignoble histoire de Luzillat ? Le plus grand nombre d’entre eux ignorent complètement Gilbert Crochet et la triste notoriété qui s’attacha à son nom durant la fin du XIXème siècle.

Cette ignorance, d’ailleurs s’explique et s’excuse : de ce dramatique événement, les publications de l’époque ne nous ont laissé que de très rares traces, où la fantaisie et la légende s’exercent le plus souvent au détriment de la vérité des faits.

Le journal local ne nous en a donné lui-même qu’un récit volontairement succinct. Le Moniteur du Puy-de-Dôme daté du 9 août 1882 en rend compte dans ces termes :

« ….

COUR D’ASSISES DU PUY-DE-DOME
Audience du soir
ATTENTAT A LA PUDEUR

Crochet Gilbert, âgé de 69 ans, cultivateur à Limons, arrondissement de Thiers, est accusé d’attentats à la pudeur sur deux petites filles âgées de moins de 13 ans accomplis.
Les débats de cette affaire ont lieu à huis clos, mais les débats terminés l’audience est rendue publique.
Après une assez longue délibération, le jury rentre en séance.
M. le chef du jury lit un verdict par lequel à la majorité, l’accusé est reconnu coupable du premier fait qui lui est imputé et non coupable sur le deuxième fait.
Il reste muet sur les circonstances atténuantes.
Aussitôt lecture faite, Me Everat, défenseur de l’accusé, conclut à ce qu’il plaise à la cour :
Donner acte à l’accusé de ce que MM. Paleyre et Montader, 5e et 6e jurés de l’affaire, ont publiquement, durant le cours des dépositions proféré des exclamations, prononcé des paroles, fait des gestes impliquant la manifestation de leur opinion défavorable à l’accusé.
Qu’ils ont eu cette attitude soit avant une observation faite par M. le Président à MM. les jurés en général d’avoir à s’abstenir de semblables faits soit depuis cette observation ;
De ce qu’en outre M. le chef du jury en donnant lecture du verdict n’a pas tenu la main droite posée sur le cœur ;
La cour a donné acte à l’accusé de ce que M. le chef du jury, en donnant lecture du verdict, n’a pas tenu la main posée sur le cœur, mais repousse le surplus des conclusions de Me Everat.
Gilbert Crochet est condamné à cinq années de réclusion.

… »

On ne sacrifiait pas, comme de nos jours  à l’information à outrance et au « fait divers » (Pensez aux affaires Polanski, Weinstein, Matzneff, Ruggia, Besson, Baupin, Tron, DSK, etc…)  ; il y avait, jusqu’à peu de temps, la censure sous les fourches de laquelle l’imprimeur était tenu de passer.

La loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 qui définit, depuis, les libertés et responsabilités de la presse française, venait à peine d’en définir les limites, lesquelles instauraient de nouvelles responsabilités, notamment, pour l’éditeur de publication, dans le cas d’atteinte à l’honneur ou à la considération d’un citoyen…

Il m’a paru qu’il convenait de combler cette lacune de notre histoire locale. J’ai eu la bonne idée d’aller consulter aux Archives départementales, où ils sont conservés, les documents mêmes du procès qui avaient dormi pendant longtemps dans une des innombrables boites d’archives rangés dans les sous-sols de l’administration judiciaire.

J’ose croire que mes lecteurs prendront, à parcourir ces lignes, le même intérêt que j’ai moi-même pris à dépouiller ces vestiges d’un fait divers immonde, qui fit sensation dans toute la Limagne, il y a de cela un peu plus de cent trente ans.

Je dois enfin « confesser » que je me suis intéressé à cette odieuse et honteuse affaire, parce qu’elle me touche personnellement et m’a particulièrement choqué. En effet, telle a été ma stupéfaction en raison notamment du lien parental que j’ai fortuitement découvert, dans le cadre de mes travaux de recherches généalogiques : Gilbert Crochet était un grand oncle de mon grand-père paternel  !

*           *

 *

C’est à Luzillat, aux portes de Maringues, pas très loin des bords de l’Allier, que se déroulent les événements dont je vais rendre compte.

Au hameau des Pins, sur la lisière du Bois de Chandias, à une demi-lieue du bourg, habitait la famille Raynaud, composée du père, Jean dénommé « Pierre » par son entourage, âgé de quarante-neuf ans ; de la mère, née Marie Chabert, âgé de trente-et-un ans, et de trois enfants : Antoinette, onze ans ; Marie, cinq ans et Eugénie, vingt mois.

« Pierre » Raynaud était un petit propriétaire vivant du produit de son bien et de quelques travaux qu’il effectuait, de ci de là, chez les fermiers du voisinage. Le ménage occupait une maison isolée, de modeste apparence, entourée d’une cour. A côté de l’habitation, se trouvait une grange-écurie où Pierre élevait sans doute une ou deux  vaches, quelques cochons et autres volailles.

On menait là l’existence rude, mais simple et calme des travailleurs de la terre.

Le 17 mai 1882, c’était un mercredi, les époux Raynaud, ayant à travailler aux champs, laissèrent seules à la maison leurs trois filles : Antoinette, Marie, et Eugénie, chargeant la plus âgée de surveiller les deux autres.

De retour à la tombée de la nuit, la mère constate que Marie, sa fille cadette, était triste et troublée.

Cette enfant raconte à sa mère qu’à midi et demi le sieur Crochet Gilbert, cultivateur, âgé de soixante neuf ans, qui possède une terre voisine de leur champ et avec lequel la famille Raynaud a de bons rapports, était venu chercher ses deux sœurs Antoinette et Eugénie, pour les conduire dans la grange et qu’il l’avait enfermée à clef dans la maison où il l’avait laissée malgré ses cris. La femme Raynaud interrogea sur ce fait, sa fille aînée, Antoinette, qui, malgré ses remontrances, ne voulut rien lui dire.

Ce fait éveilla l’inquiétude des époux Raynaud, et le lendemain, jour de l’Ascension, le mari remarque même dans sa grange, que de la paille fraîche qu’il avait déposée,  avait été foulée et brisée.

Le lendemain vendredi 19 mai, vers sept heures du matin, alors que les époux Raynaud se disposaient à partir pour aller aux champs, Crochet vint à passer devant leur porte et leur demanda où ils comptaient travailler ce jour. Raynaud lui répondit qu’ils passeraient la journée entière à trois quarts d’heure de marche de leur habitation, dans les dépendances du village de Vendègre.

Mais à peine Crochet les eut-il quittés qu’ils se ravisèrent, et il fût convenu entre eux que la femme resterait dans le voisinage, pour pouvoir surveiller les faits et gestes de Crochet, et que le mari au contraire irait travailler au loin, mais reviendrait dîner à midi.

Vers midi et demi, la femme Raynaud rentrait chez elle, par un côté opposé à celui de la grange, lorsqu’elle entendit Crochet qui disait à Antoinette : « Allons, viens dans cette grange ! ». Voyant le sieur Quinet, autre voisin occupé, tout près d’elle, à travailler dans une vigne, elle alla le prier de l’accompagner jusqu’à la porte de la grange. Son mari arrivait en même temps. Elle ouvrit brusquement la porte. A quatre ou cinq mètres de distance, Quinet et elle, purent voir Crochet, qui n’avait pas eu le temps de reboutonner son pantalon, étendu sur de la paille, aux pieds de la jeune Antoinette qui venait de se relever et se tenait près de lui. La petite Eugénie était également dans la grange.

La mère indignée, prit un bâton et frappa Crochet qui demanda pardon aux époux Raynaud, leur dit de faire visiter leur enfant Antoinette, qu’il ne lui avait pas fait de mal, et les supplia de ne point ébruiter l’affaire, leur promettant de leur laisser tout son bien à rente viagère, aux conditions les plus avantageuses. Mais ils ont repoussé ses supplications et décidèrent de le dénoncer à Monsieur le Juge de Paix.

 L’après-midi, le père, Pierre Raynaud, se rendit à Maringues à la Justice de Paix et demanda à rencontrer Monsieur le Juge qui enregistra alors la plainte suivante :

« Le sieur Crochet Gilbert, âgé de 68 ans, cultivateur aux Caires, commune de Luzillat, s’est livré aux outrages, sur la personne de Antoinette Raynaud, ma fille âgée de 11 ans, née le 24 avril 1871.

Ayant appris que j’allais, avec ma femme à Vandègre pour cultiver une de mes terres, il est resté près de notre maison, et quand il a cru que nous étions partis, il est entré dans ma cour, a saisi mon enfant, à bras le corps ; et il l’a portée dans la grange sur un tas de paille.

Il a aussi, un jour, levé les jupons de ma petite fille Marie, âgée de 5 ans 9 mois, née le 19 août 1875.

Ma femme et moi l’avons trouvé couché dans ma grange, auprès de ma fille aînée Antoinette ; le sieur Augustin Quinet, a été témoin, comme nous du fait, que j’avance.

Crochet a demandé pardon à ma femme ; il nous a suppliés de ne pas le dénoncer, et nous a promis, si nous ne le livrions pas à la justice, de nous donner son bien en viager, à des conditions très avantageuses.

Je vous prie, Monsieur, de vouloir bien adresser ma plainte à qui de droit. »

La justice était saisie. Elle allait dès le lundi 22 mai, se mettre en mouvement. M. Georges Vernaison, Juge de paix au siège de Maringues, officier de police judiciaire, se rendait à 9 heures au hameau des Pins au domicile des époux Raynaud. Il était accompagné de M. Félix Grèze, son greffier, du Maréchal des Logis Jean Perlhact et du gendarme à cheval Ferdinand Ratier de la Brigade de Maringues.

Arrivé sur place, le magistrat demande aux époux Raynaud de lui faire visiter les lieux et de lui présenter leurs filles. Il remarque la cour au milieu de laquelle se tenait la petite Antoinette lorsque Crochet est venu la saisir à bras le corps pour la porter dans la grange située à droite de la maison.

L’enfant après lui avoir indiqué la place qu’elle occupait dans la cour, lui montre la manière dont elle a été saisie, puis elle lui montre le coin de la grange où il l’avait portée. Le magistrat remarque qu’à cet endroit la paille avait été froissée et brisée, puis l’enfant lui fait connaître que, de là, le sieur Crochet l’avait portée sur un tas de paille situé en face ; il peut constater que les bottes ont été dérangées, froissées comme si l’on avait dansé dessus.

M. le juge de paix Vernaison interroge séparément chacune des personnes en présence.

Antoinette, dont la mère n’avait pu obtenir aucun aveu, a déclaré aussitôt à la justice qu’à cinq reprises dans le laps de trois mois qui précède, Gilbert Crochet s’était livré sur elle à des actes vénériens. Le premier fait avait eu lieu dans une cabane, située au milieu d’une vigne et non munie de porte ; le second dans une rase de vigne, et les trois derniers dans la grange de ses parents. Crochet avait réussi à la séduire en lui faisant des promesses de toutes sortes et en lui donnant des friandises. Antoinette prête même que dans la première circonstance où il a abusé d’elle, il l’a retenu de force.

Chaque fois, Crochet l’a couchée par terre, s’est étendu sur elle et lui a introduit, après s’être déboutonné, l’extrémité de la verge dans les parties génitales. Elle dit s’être toujours sentie mouillée, si ce n’est le 19 mai, parce que Crochet a été surpris trop tôt par ses parents.

Pendant le premier attentat, l’accusé lui a fait mal et elle a un peu saigné.

« – Vous êtes déjà grande, vous pouvez comprendre un peu l’horreur des actes que cet homme vous faisait commettre. Pourquoi n’avez-vous pas crié ? questionne le juge.

« – Je ne voulais pas me laisser faire ; je n’étais pas assez forte, il m’entraînait dans notre grange de force, puis il me défendait de le dire à mon père et à ma mère, répond la fillette.

« – Vous a-t’il donné, ou promis quelque chose pour vous amener à lui céder ?

« – Il m’a donné, une fois, du sucre blanc et il me promettait qu’il me donnerait tout son bien, qu’il m’achèterait toutes sortes de choses ; il m’a fait pleurer, mais je le répète, je n’étais pas assez forte et je n’ai pas osé crier.

« – Vous auriez, au moins, dû avertir votre mère de ce qui se passait ?

« – Je n’ai pas osé le lui dire, tant j’avais honte.

« – Indiquez-moi le jour où il vous a vue la dernière fois, lorsqu’il a été surpris par votre père, votre mère et le témoin Augustin Quinet ?

« – C’est le lendemain de l’Ascension (vendredi 19 mai). »

Ces diverses allégations de l’enfant sont corroborées par le témoignage de la mère, Marie Chabert femme Raynaud, qui a déclaré avoir vu à une époque correspondant au premier acte imputé à Crochet, une tache de sang sur la chemise d’Antoinette, et une autre sur un drap de son lit.

«  – Vous aviez donc été prévenue contre Crochet ? demande le magistrat.

«  – Oui, répond la mère, on m’avait dit de prendre garde à Crochet, de le surveiller, que sa conduite avec mes filles était louche.

« – Continuez votre déposition, insiste le juge.

«  – Je me suis donc cachée, et j’ai attendu… Quand Crochet nous a cru partis, il s’est avancé vers notre maison, il a saisi à bras le corps, ma fille qui se trouvait au milieu de la cour et il l’a portée, de force, dans notre grange. J’étais saisie d’horreur. Ma première pensée fut de me montrer. Mais je préférai appeler des gens qui travaillent tout près ; ces gens-là étant partis, j’avisai le sieur Augustin Quinet et je l’amenai avec moi. J’ouvris brusquement la porte de la grange et mon mari, Quinet et moi, nous vîmes ce dégoutant vieillard couché sur la paille, ma fille à ses côtés ; il n’avait pas eu le temps de boutonner son pantalon. Je fus tellement saisie de fureur que je lui assénai deux coups de bâton. Je vous prie, Monsieur, de ne pas laisser passer, sans qu’il soit puni,  les actes odieux de Crochet.

«  – Vous aviez été prévenue ; comment n’avez-vous pas interrogé vos filles ? demande le magistrat.

«  – L’aînée n’a rien voulu m’avouer, bien que l’aie battue et je doutais de ce que l’on m’avait dit ; cependant, je m’étais promise de veiller et, malheureusement, j’ai appris la triste vérité. Ma plus jeune fille m’a dit qu’il lui avait levé ses jupons. »

C’est tout ce que le témoin dit savoir. M. Vernaison questionne enfin la petite sœur cadette âgée de six ans.

« – Tu connais Crochet ; veux-tu bien me dire ce qu’il t’a fait ? »

L’enfant pleure abondamment et ne répond pas. Le juge lui pose à nouveau la question et enfin, elle lui déclare ce qui suit : «  Je connais Crochet ; il m’a fait sauter souvent sur ses genoux et il a levé mes jupons ». La petite Marie n’en dira pas davantage.

Ayant terminé ces constatations, M. le Juge de paix, accompagné de ses assistants, se rend ensuite à l’Armonière, commune de Luzillat, au domicile du sieur Augustin Quinet pour questionner le dernier témoin âgé de 73 ans.

« – Un des jours de la semaine dernière, vous travailliez dans votre vigne située près de la maison de Raynaud-Chabert, expose le juge. Vous avez été appelé par la femme Raynaud. Veuillez nous dire dans quel but elle vous appelait et ce que vous avez vu ?

«  – La veille ou le lendemain de l’Ascension, il m’est impossible de préciser lequel de ces deux jours, je travaillais en effet dans la vigne dont vous parlez, lorsque la femme Raynaud est venue à moi vers midi et demie et m’a dit : Venez vite à la maison ! Sans savoir ce qu’elle voulait de moi, je me suis empressé de la suivre et en arrivant dans sa cour, j’ai aperçu Raynaud qui était devant la porte de sa grange. Je ne savais toujours pas ce dont il s’agissait, lorsque la femme Raynaud ouvrit brusquement la porte de la grange. Elle est entrée vivement, je l’ai suivie. Alors j’ai aperçu le père Crochet couché sur la paille à côté de la petite Raynaud et à notre arrivée, il s’est tout de suite relevé.

« – Que vous a dit Crochet ?

« – Il a parlé longtemps au père et à la mère et leur a dit de faire visiter leur fille, qu’il ne lui avait fait aucun mal.

« – A-t’il demandé pardon au père et à la mère ? Leur a-t’il promis quelque chose pour ne pas être dénoncé ?

« – Quand j’ai vu une saleté comme ça, j’en ai eu horreur et je me suis retiré pour retourner à mon travail.

« – La femme Raynaud n’a t’elle pas donné devant vous des coups de bâton à Crochet ?

« – J’ai vu la femme Raynaud lui donner un coup de bâton sur les épaules.

« – Pensez-vous que la petite fille ait été consentante ?

« – Il est probable qu’il a dû la gagner par des promesses, sans cela elle aurait crié et appelé à son secours.

« – Avez-vous remarqué que Crochet fut déculotté ?

« – Je n’ai pas fait attention à cela. »

 C’est tout ce que le témoin dit savoir. Monsieur le juge de Paix ayant terminé ses auditions et constatations d’usage au domicile des époux Raynaud et du témoin, invita ses collaborateurs à le suivre au domicile du suspect.

Il est trois heures du soir lorsque M. Georges Vernaison interpelle Crochet à son domicile situé aux Caires, commune de Limons.

« – Vous connaissez Jean Raynaud-Chabert, habitant aux Pins, commune de Luzillat ? questionne le juge.

« – Oui monsieur, répondit Crochet. J’ai une vigne placée à cinquante mètres de sa maison.

« – Jean Raynaud vous accuse de vous êtes livré sur sa fille aînée Toinette et sur la plus jeune, Mariette, âgée de six ans à des actes obscènes.

« – La petite Toinette est venue me chercher dans ma vigne pour m’amener chez elle, il y a quelques jours ; il m’est impossible de vous fixer le jour. Je ne savais pas ce qu’elle voulait. Je l’ai suivie. Arrivée chez elle, elle m’a entraîné dans la grange. Là, elle s’est mise après moi, pour me plaisanter, comme font les petites ; elle me chatouillait. Quand j’ai vu cela, je me suis mis à la chatouiller aussi ; je lui ai levé la robe et lui ai caressé les cuisses, et lui ai touché le derrière.

Après avoir fait cette probante déclaration, Crochet revenait sur ses dires et affirmait qu’il n’avait pas touché ses parties sexuelles, mais seulement les cuisses.

« –  Toinette Raynaud prétend et nous a avoué en sanglotant, …..dément le juge. La dernière fois, vous l’avez saisie à bras le corps et portée de force dans la grange ?

« – Je me suis amusé avec elle une seule fois,  répondit l’homme agacé. Ce n’est pas moi qui l’ai portée dans la grange ; c’est elle qui m’y a entraîné.

«  – Vous avez introduit plusieurs fois votre verge dans les parties sexuelles de cette enfant à trois ou quatre centimètres comme elle nous l’a indiqué. La première fois, il y a eu une petite effusion de sang ; elle s’est sentie mouillée. Le médecin, du reste a constaté des déchirures, des traces de défloration aux parties de l’enfant. Que répondez-vous ? questionne le magistrat.

«  – Ce n’est pas moi, se défend Crochet. Le mal aurait pu lui être occasionné par un nommé Guillaume, qui a épousé la fille Surre de Sannat ; je l’ai vu entré six fois dans la cabane où il s’enfermait avec la jeune Toinette et ils passaient une demi-heure ensemble.

«  – Cependant, pour amener cette enfant à faire des ordures avec vous, tantôt vous lui donnez du sucre blanc, tantôt vous lui promettez de lui donner tout votre bien ? poursuit le juge.

«  – Je ne lui ai pas donné de sucre blanc ; mais il est vrai que je lui ai promis de lui donner tous mes biens.

« – Cette promesse de lui tout donner, sans espoir d’obtenir quelque chose d’elle me paraît invraisemblable.

«  – N’ayant pas d’héritier, j’aime autant que cette petite fille en profite qu’une autre, explique Crochet.

«  – La femme Raynaud vous a surpris, en flagrant délit. Vous lui avez demandé pardon. Vous avez même promis à son mari que vous lui donneriez votre bien en viager, dans des conditions très avantageuses, s’il ne voulait pas porter plainte…

« – Je n’ai pas demandé pardon à la femme ; mais il est vrai que pour éviter tout scandale, puisque j’avais été surpris dans la grange, j’ai proposé à Raynaud de lui donner mon bien en viager.

«  – Un deuxième témoin, le sieur Augustin Quinet appelé par la femme Raynaud, vous a surpris dans la grange ?

«  – Il peut m’avoir vu dans la grange, mais non pas dans cette occasion.

«  – La plus jeune fille de Raynaud, la petite Mariette, âgé de six ans, nous a déclaré en versant d’abondantes larmes, qu’un jour vous lui aviez levé sa robe et l’aviez caressée ?

«  – Cette enfant a menti, se défend à nouveau Crochet devant les accusation du magistrat. Je ne l’ai jamais touchée. Qu’il fasse de moi ce qu’ils voudront, je ne m’en fous pas mal, poursuit-il désabusé. Qu’on me mette à l’ombre, les chiens ne me mordront pas. Il n’y a pas tant de mal qu’ils veulent bien dire.

C’est sur cette conclusion que M. Georges Vernaison clôtura son procès-verbal d’interrogatoire, qu’il signa sur le champ avec le greffier, M. Grèze, après l’avoir lu et soumis au sieur Crochet qui persiste dans sa déposition et déclare ne pas savoir signer.

De là, M. le Juge de Paix accompagné de ses collaborateurs, greffier et gendarmes, rendit visite au Maire de Luzillat, M. Bertrand Robillon. Il invita ce dernier à lui faire adresser les chemises sales de la petite Antoinette Raynaud afin de les soumettre à l’examen d’un docteur, au cas où la Justice jugerait utile de le faire.

De retour à la Brigade de Maringues, le Maréchal des Logis Jean Perlhact et le gendarme à cheval Ferdinand Ratier dressèrent un procès-verbal de leurs diverses constatations et auditions.

Dans une brève description, ils y dépeignent le sieur Crochet :

« L’accusé est un vieillard sans mœurs, d’une réputation très mauvaise et fort peu digne d’intérêt. Ses grossières réponses prouvent l’homme qu’il est. »

Dans ce procès-verbal daté du 23 mai 1882, il est précisé que M. le Juge de Paix a procédé à une enquête, mais le délit n’étant plus flagrant, a décidé d’attendre les ordres du Parquet pour opérer l’arrestation de ce misérable.

De son côté, M. Vernaison a requis M. le docteur Félix Goutay, médecin de la Faculté de Paris, domicilié à Maringues, d’examiner la petite Antoinette Raynaud.

De son rapport daté du lendemain, mercredi 24 mai 1882, il ressort :

« 

  • que les parties génitales externes de la petite fille ne présentent aucune trace de violence, pas plus que les cuisses, etc…
  • que la membrane hymen n’a jamais dû présenter les dimensions ordinaires, elle a aujourd’hui l’apparence d’un étroit pli membraneux circulaire légèrement déchiré à la partie supérieure.
  • que cette membrane devait probablement, avant l’attentat ou les attentats, présenter un orifice à peu près circulaire qui a été agrandi par des tentatives d’introduction du membre viril ou d’un corps étranger, si l’enfant avait des habitudes vicieuses.
  • que cette dernière hypothèse paraît peu probable. Il fait remarquer que le doigt indicateur peut être introduit facilement et sans douleur.»

Ce même  mercredi 24 mai, M. le Juge de Paix adresse une lettre à M. le Procureur de la République près du Tribunal de Première Instance de Thiers, dans laquelle il relate la plainte des époux Raynaud.

Il y décrit à son tour Crochet comme un « vieillard cynique sans mœurs, d’une réputation très mauvaise et fort peu digne d’intérêt. Au lieu de manifester le moindre repentir, poursuit-il dans sa lettre, il a osé dire que, si on le mettait en prison, il s’en f… que si on le mettait à l’ombre, il ne serait pas mordu par les chiens. Ces grossières réponses vous prouveront surabondamment ce que peut être l’homme» conclut-il.

Dès le lendemain, jeudi 25 mai 1882, M. le Procureur de la République signe un réquisitoire introductif, requérant le Juge d’Instruction de l’arrondissement de Thiers d’informer contre Crochet Gilbert, âgé de 69 ans, cultivateur à Limons, et décerner mandat d’amener, sous l’inculpation d’avoir, depuis moins de dix ans, commis des attentats à la pudeur avec violence ou des tentatives de viol sur les personnes de Raynaud Antoinette, âgée de 11 ans, et Raynaud Marie, âgée de 5 ans, ce qui constitue des crimes prévus et punis par les articles 332 et 333 du code pénal.

Le samedi 27 mai 1882, un mandat de dépôt est signé par le Juge d’Instruction ainsi désigné, M. Joseph Annet Alexis Bertrand, contre le sieur Crochet qui, immédiatement, est arrêté par les gendarmes de Maringues et conduit à la Maison d’Arrêt de Thiers pour y être écroué.

Crochet est ensuite conduit devant le Juge Bertrand qui procède, en présence du commis-greffier Marchand, à son interrogatoire.

Après lui avoir demandé de décliner son identité, le Juge questionne le prévenu :

« Vous êtes inculpé d’avoir depuis moins de dix ans, à Limons, commis des attentats à la pudeur avec violence ou des tentatives de viol sur les personnes nommées Raynaud Antoinette, âgées de onze ans et Raynaud Marie de cinq ans ? Antoinette a déclaré devant le Juge de paix que vous vous étiez livré sur elle par cinq fois différentes à des actes impudiques : elle a dit que vous promettiez de lui donner tout votre bien (et vous avez reconnu cela vous-même), elle a ajouté que vous la meniez dans la grange sur la paille, que vous leviez ses jupes, que vous vous déboutonniez, que vous lui faisiez toucher votre membre viril et que vous l’introduisiez dans ses parties sexuelles, que la première fois, cela l’avait fait saigner, que vous la mouilliez habituellement.

Vous avez été surpris le 23 mai couché à côté d’elle sur de la paille dans cette grange ; vous avez reconnu devant Monsieur le Juge de Paix que vous lui aviez touché les cuisses. Cette enfant a d’après les constatations de M. le docteur Goutay la membrane un peu déchiré dans la partie supérieure ?

Réponse de Crochet : M. le Juge de Paix m’a dit qu’elle n’avait pas de mal et je lui en ai pas fait ; c’est elle qui est venu me chercher dans ma vigne et qui m’a conduit dan ma grange et là elle m’excitait ; je me suis borné à lui mettre les mains sur les deux genoux et encore par-dessus ses robes, il y a un an que ces genoux me tracassaient pour avoir mon bien

A suivre…